François-Marie Banier
Beckett88 pages / Prix de vente : 18 €
Beau livre
Steidl
18 € 88 pages
Le livre
C'est il y a déjà trente ans. Plages et rues de Tanger étaient hantées par un automate plus d'os que de chair que je perdais, hélas, souvent entre les rais du soleil. Sa silhouette d'échassier s'évanouissait parmi la foule des marocains en djellaba et de touristes nonchalants. Comme moi, ils ignoraient que cet homme fin était le grand écrivain Samuel Beckett. Sa démarche semblait obéir à un mouvement de pendule réglé seulement pour lui, le talon frappant le sol bien avant que la jambe s'engage, corps raide, jeté en arrière. Le regard bleu océan caché par des lunettes aux larges verres se portait trop au-dessus de la ligne d'horizon pour le guider.
J'étais si ému de ne pas savoir capter la dimension de cette silhouette étrange que souvent j'oubliais de placer un film dans mon appareil.
A force de se croiser, nous nous sommes rencontrés. Je laissais alors de côté la photographie. De sa voix grave, il me parlait de ses livres refusés par 27 éditeurs à sa femme Suzanne, de son amitié avec Joyce, de sa vie de famille en Irlande. Il imaginait l'étonnement de sa mère si elle avait appris qu'il avait reçu le Prix Nobel. Il me conseillait de lire, "pour voir comment les autres font".
Il me fallait fixer cette allure et ce visage si grands, donc prendre de la distance, abandonner ces trésors qu'étaient ses mots, ses points de vue, et rejoindre la place du photographe, derrière l'objectif François-Marie Banier
L'auteur
Romancier et dramaturge, François-marie Banier est né en 1947 à Paris, où il vit et travaille. Ses romans, traduits en plusieurs langues, sont publiés aux Editions Gallimard : Les résidences secondaires, Le passé composé, La tête la première, Balthazar, fils de famille, Sur un air de fête, Je ne t'ai jamais aimé, Les femmes du métro Pompe, Johnny Dasolo. Parallèlement, depuis les années 1970, il photographie aussi bien les personnages marquants de son époque que les anonymes de la rue. Depuis les années 1990, son oeuvre photographique est exposée dans le monde entier.
A propos de Beckett de François-Marie Banier Editions Steidl Parution le 05 novembre
Texte de Viviane Forrester
« Voici le corps d'une voix, celle de Samuel Beckett, le visage de cette voix. Le mouvement d'un homme qui sait « l'inempirable vide ». Voici, captée par son ami François-Marie Banier, la présence inédite, jusqu'ici dérobée, de ses trajets quotidiens parmi ce qu'il a su décréer, de son parcours de ce qui n'a pas eu lieu mais ne cesse de périr – où il pose son pas.
Alentour, se composent le sable, l'étendue, une boutique, un hôtel, des autos, ces passants. « Vous êtes sur terre, c'est sans remède », mais qu'en est-t-il de Samuel Beckett à même le nerf, les veines de l'énigme, au sein du pire, c'est dire de l'anodin ?
Or, voyez l'aisance, la démarche légère de l'auteur apte à faire entendre le mutisme, à le faire s'énoncer et, par l'absurde, à faire alors deviner le son, les rumeurs du silence.
Voyez la chair longue des jambes, le torse en harmonie, Samuel Beckett ardent, renversé en arrière, absorbant le soleil ou, fort vêtu, anonyme, assis sur un banc et, dans la patience, « écoutant autre chose, guettant autre chose » en ce monde réfractaire aux sens qui lui sont donnés, et qui n'en a pas d'autre.
Elégance de l'anatomie, latitude de celui qui, tout leurre aboli, même celui du leurre, n'est plus disponible à la déception. Beckett au parfum, si savant.
« On ne peut plus me punir », disait Clov, un de ses personnages, plombé dans la punition. « On ne peut plus me punir », pourrait dire Beckett émancipé, qui n'est plus incriminable – fort de sa cognition. Et ce qu'il sait n'est pas qu'il ne sait rien, comme tel autre, mais qu'il n'y a rien à savoir et pas même cela. Et c'est beaucoup encore. Assez pour déjouer l'inanité, la déréliction, le néant qui encombre. Assez pour lui permettre, à Tanger, veillé par une caméra qu'il oublie, de flâner, faire des courses, dialoguer avec sa femme, porter des paquets, mais aussi d'arpenter la beauté à laquelle François-Marie Banier fait obéir le paysage et d'y participer. Ainsi de l'inouïe simplicité d'une plage, la mer devenue ligne, qu'il suit. Ou de la masse de sable livide et lumineuse, compacte à l'infini, où se grave la silhouette ambulante de Beckett, simple parallèle à celle d'un enfant dont le ballon figure le cercle dû à cet espace.
Tout au long des itinéraires happés par l'objectif, émanent du corps, des variations les plus infimes du visage, le halo des dures tendresses de la pensée, hors « ciel et terre et tout le bataclan ».
Mais conversion de l'itinéraire. Apparition d'une canne et d'un bras. Puis de Beckett assis le long d'une avenue désertée ; de Beckett abordé par une mère, ses enfants et qui les renseigne, animé ; de Beckett quitté, seul, si fusionné avec lui-même, Beckett peut-être dans ce « séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain ». Mais ne semble-t-il pas plutôt, si grave et beau, si adonné, persister dans la résurrection perpétuelle, fut-elle celle de la perte et de la vacuité ?
Que s'est-il passé ? Sinon l'évolution de « cet inchangeant rêve, l'heure qui passe ». Beckett habite désormais, a choisi d'habiter dans un quartier de Paris une maison de retraite – à distance de « ces choses, quelles choses, d'où venues, de quoi ? »
Banalité d'autant plus poignante des signes urbains, persistant alors autour de lui : ces lettres sur une plaque, « Avenue René Coty », dociles à l'alphabet, sans autre visée que topographique ; ou ces graffitis, écritures de quelques langues sans doute plus accessibles que d'autres à certains habitants des pages de Beckett – elles maîtresses de l'indice.
Mais, vêtements émouvants de grâce mathématique sur un corps svelte, obstiné, plus fragile, très exact, voici Beckett en marche, vu de dos. Si droit.
« J'espère m'en aller depuis ma naissance. » S'en va-t-il ? S'éloigne-t-il « pour faire comme un corps doué de désespoir » ? Retourne-t-il ? A moins qu'il n'avance. « Où qu'il aille, il ira vers eux, vers le refrain qu'ils entonneront. » Mais pas Beckett : il va vers son dernier visage, sculpté de rides au point qu'elles le remplaceront, plus expressives encore. Il va vers ce visage à l'affût de l'attente, de l'attente de l'attente et qui laisse affleurer une étrange et sourde, une lointaine joie. « Il faut continuer, il faut dire des mots, tant qu'il y en a, il faut les dire jusqu'à ce qu'ils me trouvent... étrange peine, étrange faute, il faut continuer. »
Dernier visage, celui qu'a embrassé François-Marie pour la première fois. François-Marie Banier, qui s'abstenait de photographier son ami au cours de leurs conversations, de leurs heures, leurs jours d'échanges, mais qui savait d'autant mieux surprendre le passage de Samuel Beckett à vif « dans l'histoire du silence qu'il n'a jamais quitté ». De Beckett traversant. De Beckett traversé » Viviane Forrester